Les Dieux de la kave
Scène un : le décor
Plantons le décor : les Dialogist-Kantor, duo d’artistes belges connu des bruxellois qui auraient passés au minimum dix ans dans le milieu de l’art de la capitale ont une exposition en cette fin d’année 2016 dans la dite Centrale/box de la Centrale Electrique : ce centre d’art du centre-ville qui existe (syndicalement en tout cas) depuis un certain temps et dont on ne sait trop que penser. Nous prenons comme référence cette période de dix ans au pif : c’est plus ou moins au bout de dix ans (disons) dans le milieu de l’art bruxellois que vous finissez en effet par être intrigué par les agissements des D-K. Là, sur les bords, là où c’est un peu trop cuit. Les D-K pour Dialogist-Kantor comme bientôt on les nomme affectueusement. Au début vous voyez ça d’un œil interdit. Vous pensez : mais qui sont ces situationnistes/dadaïstes qui sifflent sur nos têtes ? Puis vous découvrez un projet, un second projet et un autre encore... Et alors peut-être vous devenez subitement une espèce de fan. C’est ce qui est arrivé à votre serviteur et à vrai dire dans un laps de temps plus court : trois ou quatre prises de crack brésilien et nous avions un mordu de plus. Je ne dis pas ça pour faire mon malin, simplement il fallait bien commencer par donner une temporalité. Le public a besoin de temporalité aujourd’hui.
Scène deux : les petits clubs
Donc avant de vous retrouver nez à nez avec leur nouvelle installation à la Centrale Electrique fin 2016 vous avez peut-être commencé par remarquer que ces gens, les D-K et leurs amis, faisaient des fêtes dans un espace situé en plein cœur d’Ixelles ainsi qu’on le dit au MR. Ils invitent d’autres artistes. Ils font des expositions d’un jour et des « happenings » d’un seul début de soirée, pour utiliser un terme anglo-saxon d’autrefois. Ils font de la soupe. Ils font de très belles affiches. Bref, il y a là toute une galaxie qui –et ce serait le comble au jour d’aujourd’hui– a l’air d’assez bien tourner toute seule. Cela va bien, merci, et vous ? Ils n’ont pas l’air d’avoir besoin du milieu de l’art bruxellois officiel pour exister.
Ils ne seraient pas non plus nécessairement hostiles à ce dernier. D’ailleurs sur une période de, disons, dix ans, ou vingt ans, quand on les invite, ils viennent. Sans se faire trop d’illusions toutefois. Ils connaissent bien les ombres qui succèdent aux brèves lumières. Mais qu’à cela ne tienne, il y a des tas de nuances de choix dans les ombres. Le milieu de l’art, même bruxellois, même belge, même international a des tas de relais clandestins. Il y a un milieu de l’art de fanatiques, un milieu de l’art de rats qui continue à exister, de Valencia à Helsinki en passant par Beersel, toujours, tenace. Le milieu de l’art des petits clubs obscurs… Eh bien les D-K ont sacrément roulé leur bosse là-dedans, et ce sont des Dieux de la cave, croyez-le bien !
Scène trois : waterzooi
Les DK sont donc invités à faire une exposition dans cette Centrale/box dont on ne sait trop si elle est dans la lumière du milieu de l’art ou encore un peu, beaucoup, dans son ombre. Et il se trouve que cette exposition ouvre le 14 décembre 2016. Et que se passe-t-il le 14 décembre 2016 d’une part dans le centre-ville bruxellois et de l’autre à la Centrale Electrique, la principale, cette fois? Eh bien c’est d’un côté le marché de Noël qui attire la grande foule, bien plus, on le craint que les quelques rares visiteurs présents au vernissage le soir du 14 décembre –voilà bien une grande foule qui doit encore passer son baptême de « Dix ans dans le milieu de l’art bruxellois ». Et de l’autre côté il y a une exposition dans les grandes salles de la Centrale Electrique qui se nomme « BXL universel ». Exposition qui, on l’aura compris, entend noblement célébrer la dite diversité de Bruxelles en des lendemains difficiles au travers d’une formule qui a fait ses preuves auprès du grand public : celle de notre bien aimé waterzooi ! De fait se présente là un généreux mélange, un bouillon d’artistes, des artistes peintres mais aussi des artistes pas peintres d’ailleurs, allant de Jacques Brel à Ana Torfs en passant par Elvis Pompilio et Stromae… Hum, hum... Ceci étant dit et pour faire une brève parenthèse, ne nous méprenons pas. Précisons que ce waterzooi a été concocté par Carine Fol, la directrice des lieux qui, si je peux me permettre (tout le monde fait son petit possible, il n’y a là rien de personnel) n’est sans doute pas encore allée aussi loin qu’elle le devrait dans son projet consistant à savoir comment se saisir de l’art contemporain en étant riche d’une expérience dans l’art brut. Elle qui, on le sait, a forgé sa réputation à la tête d’Art & Marges. Ce waterzooi est bien une expression de ce louable projet, mais enfin, il est encore à préciser (on avait dit : faire bouillir les poireaux, les carottes et les navets et la viande pendant au moins une demi-journée, si pas dix ans !).
Scène quatre : L’étang donné
Passons sur cette incartade façon distribution d’étoiles Télémoustique et retournons auprès des D-K à qui a été dévolu non pas les grandes salles de la Centrale électrique mais bien cette petite pièce à côté (les mauvaises langues diront ce couloir) de la Centrale/box. Ou C.box pour les intimes. Nous avons comme ça tous pour avenir de porter un jour le nom du dernier modèle d’une console de jeux vidéo. Evidemment, quand on est rôdé à passer sur scène à deux heures du mat’ dans un sous-sol humide de quelque ville européenne ne portant à cette heure-là même plus de nom, c’est du pain béni que de devoir jouer dans ce couloir, cette C.box ! Les D-K lèvent à peine le petit doigt, jouent un petit riff de guitare, un rythme prenant et poisseux sur une basse et résonne aussitôt un morceau inoubliable de plus, un discret coup de génie ! Le projet s’appelle La Grande Rétification. Et c’est tout un programme, tout un poème. Avec une faute d’orthographe certifiée conforme.
Nous vous parlions de décor : c’est à cela que leur installation ressemble de prime abord. Nous contemplons quelque chose qui se trouve à la croisée des coulisses d’un théâtre, d’un lendemain de fête, d’un grenier, et de la zone de stockage d’une galerie ou d’un musée où on accumule des « brols » comme on dit par chez nous… Il y a une concentration d’objets au fond de la pièce : des chaises fonctionnelles bizarrement chaussées de pieds en céramique faits mains ; une porte ayant servi de table sur laquelle a été inscrit le mot, localisant, ETANG ; un pauvre sapin desséché pivotant pitoyablement quoique fièrement sur sa base dans un coin ; et surtout un long tissu, faisant en quelque sorte le lien entre tous les objets, sur lequel il apparaît après un examen plus minutieux qu’ont été imprimées des images d’évènements festifs passés (oisiveté au bord d’un étang et autres joyeusetés surréalistes). Enfin, sur le mur, comme pour confirmer l’allusion au monde du théâtre est placardé un petit texte qui semble être le passage d’un script, où l’on parle de divers personnages rocambolesques et de péripéties par eux vécues…
Scène cinq : le pitch
Mais alors, c’est quoi le pitch de la Grande Rétification, parce que là, le grand public lui, il ne comprend pas!? BXL Universel il comprenait, mais La Grande Rétification et ce fatras d’objets il ne comprend plus ! Et bien, grand public, en sadiques que nous sommes, nous n’allons pas vous rassurer et allons au contraire vous et nous plonger avec délice dans cette soupe épaisse, nuancée, épicée. Car il faut vous y faire, le monde est ainsi fait. Sa circonférence et sa dramaturgie sont plus larges que celles du marché de Noël.
Mais ne jouons pas inutilement avec le bout du nez du public, ou si peu, et ne lui faisons pas bouder le plaisir qu’il ressent à se verser quelques rasades de vin chaud dans le gosier et à se mettre dans la panse des morceaux de boudin noir et des demi spéculoos. Expliquons-lui donc. La harangue n’a finalement que pour but d’encourager à observer, à ouvrir l’œil, et le bon mon cher Watson !
Scène six : une galaxie lointaine
Il se trouve qu’il y a bien longtemps, en 2002, en une galaxie lointaine les Dialogist-Kantor ont pris part à une retraite artistique organisée par Chris Straetling et Guy Rombouts dans le village de Retie. Il s’agit d’un village d’une commune néerlandophone de Belgique situé dans la province d’Anvers, entre Dessel, Kasterlee et Turnhout. A l’heure d’écrire ces lignes, on y relève une température de 8 degrés Celsius, un vent d’Ouest soufflant à 6 kilomètres/heure et un taux d’humidité de 92%, c’est vous dire… A l’occasion de cette retraite, les D-K ont esquissé une pièce de théâtre. Il y a eu un texte, un décor, des actions, une situation. Par après, dans les années qui ont suivi, cette pièce de théâtre a fait l’objet de « reprises » diverses et variées, comme on dit dans le milieu du théâtre de boulevard. Les protagonistes de la pièce sont revenus sur scène. Des passages furent réécrits tant et si bien qu’au final, les auteurs mêmes ne pouvaient plus véritablement se souvenir de toutes les formes initiales comme intermédiaires que la pièce avait pu connaître. Ils n’en faisaient néanmoins pas un drame, mais bien une vertu et c’est la chose importante : ce qui comptait était le présent, la marche titubante des choses, la somme des évènements vécus plongée dans l’onirisme de nos existences.
Scène sept : leçon de choses
Invités à intervenir dans le couloir C.box de la Centrale électrique en date inaugurale du 14 décembre 2016, l’idée leur vient ainsi de faire une énième représentation de cette pièce de Retie, énième mais forcément nouvelle. D’une rosée déjà fraîche. Le jeu en vaut la chandelle de Noël car, songeons-y, que pouvons-nous comprendre à travers ce geste ?
Il y aurait plusieurs déductions à faire. Soyons un instant sérieux et professoral, car l’heure est grave : nous vous parlons d’une déduction socio-historique d’abord, puis d’une déduction socio-artistique ensuite.
Scène huit : la déduction socio-historique
Refaire Retie, c’est rétifier, pour ne pas dire réifier et/ou rectifier. La Grande Rétification, c’est d’abord, et comme on l’écrivait plus haut ce louable effort de recoller les morceaux de ce qui aurait été brisé par les attentats de Bruxelles du 22 mars 2016. C’est ce qu’ambitionne de faire Carine Fol avec son waterzooi. C’est ce que les D-K prennent implicitement sur eux comme thématique à examiner. Mais qu’est ce qui a été brisé au juste et qu’est ce qu’il s’agit de reconstruire et comment ? D’un point de vue macroscopique, ce sont certes des vies précieuses et spécifiques qui sont perdues et sur lesquelles on ne saurait hélas revenir. Qui plus est une vie consiste comme on l’a aussi écrit lyriquement plus haut, en une somme d’évènements vécus, baignée dans un mouvement onirique. La vie de quelqu’un, au moment où il perd la vie, n’est en somme qu’une phase de sa vie. Ce n’est pas vraiment cette phase en particulier qui incarne sa vie. Sa vie s’incarne bien plus dans le flux, dans la transition qui s’est opérée au fil des différentes phases vécues, comme dans un rêve. Cela se joue et s’est joué dans les intervalles bien plus que dans les moments donnés. Dans le waterzooi, c’est la crème fraîche qui crée le liant, pas les morceaux de poulet, bien qu’ils s’imprègnent délicieusement de jus. « Je t’aimais, je t’aime, et je t’aimerai », comme le chantait Francis Cabrel, qui est, on n’en doute pas, une référence de choix pour les D-K. De sorte que la question se pose : comment pourrions-nous accomplir cette tâche impossible consistant à recoller les morceaux d’une vie si on ne dispose que des fragments d’une de ses phases ?
Le seul vrai hommage possible, finalement, et c’est un peu le postulat formulé par les D-K, ce n’est pas tant d’essayer de recoller les morceaux que de les laisser épars, d’abord pour célébrer la dimension éparse de l’existence, d’un point de vue absolu, tant et si bien que c’en est une gloire, ensuite pour signifier qu’une vie ne se joue pas dans son ultime phase et que dès lors aucun acte barbare ne saurait avoir la prétention de la ruiner car, nécessairement, elle lui échapperait, elle ne lui concéderait que son ultime soubresaut et pas sa substantifique et volatile moelle. Merveilleux hommage aux victimes donc que cette exposition des D-K, qui pourrait trouver dans son apparent chaos un écho à l’amoncellement de fleurs et de slogans qui s’est étalé de longues semaines durant, non loin de là, au pied de la Bourse en mémoire des évènements. Etant entendu que le parallèle s’établirait alors non pas à l’heure où les fleurs sont fraîches, mais à l’heure où elles sont déjà un peu flétries, quoique toujours fières. Dans l’ombre de leur gloire éternelle, de la gloire éternelle de ces fleurs et des ses vies, par delà l’état flétri de leur ultime phase d’existence... Dans l’installation, nous avons d’ailleurs ce tissu imprimé de scènes d’oisiveté qui jouerait le rôle d’un linceul, d’un voile réconfortant les âmes. Et puis nous avons ces adorables chaussons de céramique au pied des chaises. Et les chaises marchent dignement au sein du cortège d’hommage malgré l’handicap et ces prothèses…
Au-delà des victimes particulières, la déduction socio-historique se poursuit à un niveau plus large, à un niveau sociétal et les enjeux se complexifient. Prenons comme point de départ la société belge qui estime avoir été atteinte dans son intégrité suite à ce tragique évènement. Notre cœur/corps est brisé. L’unité nationale est rompue…etc. On s’y perd un peu dans les rhétoriques qui ont été proposées. L’unité, mais quelle unité ? Comment l’unité ? Les questions deviennent bien sûr de plus en plus difficiles à mesure qu’on fait un zoom arrière, qu’on recule. Plus on est proches des victimes, mieux il y a bien sûr d’un côté les bons et de l’autre les méchants. Mais plus on s’en distance, plus cette polarisation s’avère caduque. Sommes-nous vraiment en mesure de nous souvenir de ce qui était le dit « état d’unité » d’avant les attentats (quelle était encore la première mouture de cette pièce de théâtre nous disent les D-K, dans les brumes un peu oiseuses d’un lendemain de fête ayant mal tourné) ? Etait-ce une société belge fermement unie par les mêmes « valeurs », ce à quoi on semble aujourd’hui si solidement aspirer (que l’on semble même vouloir « exiger ») ou n’était-ce pas plutôt un doux état de chaos où, bon an mal an, tout allait plus ou moins bien ? Où tout allait d’autant mieux qu’on ne se posait pas tellement la question de savoir quelles pouvaient être les valeurs sous lesquelles tous devaient se ranger… Mais était-ce tout à fait le cas ? Est-ce que tout allait vraiment pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Est-ce que les attentats n’ont pas quand même jeté une ombre aux tableaux de ceux qui défendaient les vertus du doux et spontané chaos ? Comment, nom de Dieu, putain de merde, arriver à faire une société avec tous ces individus, toutes ces communautés ? Et paf, pas de réponse, on tombe sur le répondeur…
Les D-K sont un peu plus loin sur le chemin pendant qu’on s’arrache les cheveux en amont sur les dites questions. Comment faire une société, entendent-ils ? Eh bien ma foi, répondent-ils, en se voyant et en s’amusant. Comment, c’est tout ? Mais enfin ! Et nos valeurs catholiques ! Et les valeurs de Islam ? Et le chômage ? Et le racisme ? Et le voile ? Et les femmes ? Et les jeunes ? Et les vieux ? Et les quartiers défavorisés ? Et l’éducation délaissée ? Surenchère des D-K : vendredi à 21h, barbecue !
Scène neuf : la déduction socio-artistique
Refaire Retie, c’est rétifier, pour ne pas dire réifier et/ou rectifier. Il se trouve qu’on a la confuse impression que ces derniers temps après l’apparente quarantaine obligatoire belgo-belge par laquelle sont passés les D-K (qui, ceci dit en passant, ne semblent pas s’en être souciés outre mesure) il y ait comme un nouvel intérêt autour de leur travail dans le monde de l’art bruxellois. Ô gloire ! Ô patrie ! Cette étincelante invitation à exposer dans le couloir de la Centrale Electrique en serait comme l’éclatante preuve. Après la C.Box, le MoMA ! Des noms de consoles de jeux vidéo, on vous le disait… Mais comment mettre en forme dans les lieux engoncés de l’art contemporain cette pratique artistique des D-K bondissant toute entière dans des intervalles, dans une somme d’évènements vécus en un mouvement onirique ? Car c’est là évidemment qu’on peut soudain se demander si les lieux d’art actuel qui ont fleuri aux quatre coins du monde ces dernières années ont véritablement été faits à la mesure de l’art ou à la mesure… d’autre chose. De ceux qui voulaient s’y mirer par exemple, ou de l’affirmation d’une propriété… Caramba ! Pour faire entrer la pratique des D-K dans ce cadre, il va falloir réifier. Est-ce que vous n’auriez pas fait des objets, s’il vous plaît ? Des choses auxquelles on pourrait se raccrocher ? Absolument, il y a de la matière! Qu’on ne s’y trompe pas. Denis Gielen l’avait d’ailleurs déjà finement relevé dans le texte écrit à l’occasion de leur exposition au Mac’s en 2009 : chez les D-K, il est question d’une subtile (mais non moins présente) plasticité.
D’abord, ils ont un sens du laisser-aller, assez unique. Cela n’a l’air de rien, mais il faut savoir le faire. « Tout le monde peut le faire, mais la place est déjà prise » comme l’a dit superbement Jacques Lizène. De toute évidence et s’il s’agissait d’esquisser une famille d’appartenance, de jouer à ce « jeu des sept familles » qu’est l’histoire de l’art, nous pourrions avancer les noms de Jacques Lizène (la mère), de Robert Filliou (le père) de Martin Creed (le cousin), et de Reinaart Vanhoe (le fils). Mais évidemment, ce n’est qu’une projection parmi d’autres. Les amis de mes amis sont nos amis.
Le laisser-aller, nous le disions, est tout un art. C’est l’art de présenter les objets sous leur jour le plus neutre, mais sous leur jour le plus anthropomorphe en même temps. Car nos petites mains d’humains se sont posées sur ces objets et les ont marqués à jamais. Il y a eu les mains de ceux qui ont construit l’objet et puis les mains de ceux qui l’ont utilisé. Et si on est assez adroit pour les présenter sous le bon jour, comme le sont les D-K et les autres virtuoses de la même famille précitée, il y a toute une valeur d’usage qui fait surface. Et puis il y a forcément, dans l’objet et dans sa valeur d’usage, une réflexion sur le travail et a fortiori sur le temps. Les objets chez les D-K sont des réceptacles de temps et des réceptacles d’aspirations sociales. Ce d’autant plus que les objets sont souvent liés à des performances présentes ou passées. De sorte que le lien avec l’usage, laborieux ou parfaitement gratuit, est d’emblée inscrit dans leur matière même. Je ne peux m’empêcher de songer au Moyen-âge, s’agissant des D-K. Il y a tous ces motifs cachés de processions, de besaces, de crécelles et de bâtons de pèlerins qui reviennent sans cesse sous des allures dérivées. C’est encore le cas ici puisque nous avons ce linceul, cette tenture, cette tapisserie, que n’aurait sans doute pas reniée James Lee Byars.
La Belgique a un riche passé (et aussi un riche présent) en matière de processions, de carnavals en tout genre, et les D-K dans leur pratique manifestement la recueille et la relaie. Par exemple à Bruxelles puisque c’est bien là que nous sommes il y a cette très ancienne procession du « Meyboom » qui consiste depuis des siècles à déplanter un chêne de la forêt de Soignes pour le replanter au coin de la rue des Sables et de la rue du Marais, chaque année, le 9 août, impérativement avant 17h. Tout au long du cortège, on disperse des branches sensées donner bonne chance aux badauds pour l’année à venir. Le fier sapin que les D-K utilisent dans cette installation pourrait en être le cousin.
Ensuite, les D-K sont de prodigieux et expérimentaux graphistes. Le graphisme si l’on fait abstraction de ce qu’il est parfois devenu, c’est-à-dire, hélas, une discipline, et une profession, a ceci de charmant que c’est un bon médium de l’intervalle (redondance d’ailleurs). C’est un bon médium du flux. C’est un bon moyen d’associer des choses hétéroclites, éparses : images, textes, moments. Dans de nombreuses créations plus ou moins éphémères des D-K, cet attrait pour le graphisme et leur virtuosité en ce domaine s’exprime comme ici aussi, l’air de rien, dans la typographie volontairement maladroite du mot ETANG, dans le texte placardé au mur et dans la composition graphique du long linceul, tissu, qui coure tout le long de l’installation.
Il y a donc de la matière pour qui sait la voir, mais ce n’est pas la matière réifiée, certifiée conforme à laquelle le monde de l’art aspirerait en général, à plus forte raison aujourd’hui où les propositions du mouvement Fluxus dont les D-K sont évidemment héritiers s’avèrent bien lointaines. C’est une matière de l’intervalle, une matière dans les coins, un mortier disponible, bon marché.
Scène dix : l’ultime tirade
C’est ici que le rideau tombe, chers amis, sur cette énième variation du brillant et divertissant théâtre de boulevard que nous offre les D-K. C’est ici que nous quittons les D-K et nous avec. Mais qu’à cela ne tienne. Vendredi prochain, à 21h, nous trouverons bien un prétexte pour nous retrouver. All tommorow’s parties chantait le Velvet Underground…
Louis Annecourt