Violet
Tout évènement, plastique ou même historique, peut se retourner contre lui-même, au point de signifier le contraire exact de ce qu’il était censé primitivement exprimer. Sigmar Polke
Que se passe-t-il avec Venise ? Est-ce Venise qui livre sans coup férir un nouvel éclairage sur une œuvre dès lors qu’on l’y expose, aussitôt qu’elle franchit le sas d’entrée de la lagune, ou est-ce cette œuvre qui vient décrire Venise, parler de Venise, peinturlurer Venise encore et toujours ? Ou alors, drame, sous les assauts du tourisme, Venise aurait disparu; elle n’existerait pas ou plus. Mais qu’était-elle autrefois ? Peut-on jurer de son existence passée ? Et si elle n’existe plus, s’est-elle vidée de sa substance pour devenir pur miroir, miroir de toutes choses ?
En cette année sans biennale d’art visuels, en cette année paisible donc (bien que, de la danse au théâtre, il y ait toujours une biennale qui couve), on fait au Palazzo Grassi une expérience alchimique. On plonge Sigmar Polke dans le bain de Venise. On l’engloutit tout entier dans les verts de la lagune pour voir ce qui en ressort. Eh bien on en retire des émeraudes, des saphirs, un trésor. Le charme opère. Le charme blanc de Venise tandis que le charme noir, demeure évidemment là quelque part en embuscade. Si en Irlande le soleil alterne avec la pluie au fil de chaque jour que Dieu fait, Venise offre quant à elle une alternance d’enchantements et d’ensorcellements, un cortège d’angelots et de sorcières au gré de toutes ses journées. Et une telle magie est aussi imprévisible que les ondées.
Sigmar Polke a peut-être vécu quelque peu dans l’ombre de Gerhard Richter bien que sa carrière n’ait pas été avare de succès aussi retentissants que ceux de son collègue. Mais enfin, Richter a toujours brassé large. Richter est une grande barque qui occupe toute la largeur du grand canal. Difficile dès lors de circuler à deux de front. Il a fallu le laisser passer.
Sigmar Polke en ce jour n’est plus mais sa grande barque à lui, comme un fantôme, un spectre à teneur éternelle, a aujourd’hui la voie libre. Toute de brume vêtue elle peut désormais voler, voguer, transpercer les murs sans violence, les frôler et dépasser Richter dans un tournant. Aujourd’hui –cela saute aux yeux– Polke nous raconte quelque chose du présent. Quelque chose qu’il avait anticipé, qu’il avait patiemment affûté sous nos yeux alors aveugles.
Aujourd’hui, nous essayons péniblement de faire une image dans laquelle bouillonneraient toutes les images ; nous essayons de représenter les fonds des océans qui sont pleins de diversité où l’on trouve pêle-mêle des oursins, des amphores, des galions engloutis tout comme des débris de capsules spatiales, des restes de filets d’acier, des déchets radioactifs précipités par-dessus bord par des sbires de la mafia napolitaine et des animaux sans noms aux couleurs phosphorescentes qui nous font douter de notre perception du monde. Evidemment, une telle tâche n’est pas simple, car voilà beaucoup de détails à inclure dans une unique icône.
Et comment peut-on y parvenir ? On devrait y aboutir puisque c’est bien cette diversité que nous avons sous nos yeux, nous qui scrutons nos écrans septante-deux heures par semaine. Polke s’avance sur le canal avec son bateau fantôme et il nous montre dans toutes les subtilités de sa marche, dans toutes les courbes sculptées des flancs de son embarcation, que ce n’est pas si compliqué que ça, de faire une telle image. Il suffit de prendre tous les ingrédients et de les incorporer les uns aux autres, savamment.
Richter a eu besoin de plusieurs tableaux pour faire une semblable démonstration. Il a fait des toiles abstraites avec des marques géométriques, lyriques, des tableaux flous et des tableaux nets, des tableaux flirtant avec la photographie et le cinéma. Des tableaux pop et des tableaux minimalistes, des tableaux allemands et des tableaux américains. Or on dirait que Polke, dans son sillage, est parvenu à condenser l’effort dans chacun de ses tableaux, ou presque. Un peu comme Daan Van Golden du reste mais avec plus d’exubérance. Polke a fait des tableaux polyphoniques. C’est tout un orchestre qui est à l’œuvre et cet ensemble connaît ses classiques : le pop art est là, tel Schubert sur son tabouret. Le pop art consiste à manipuler des images candides, des images sucrées que tout le monde connaît afin de révéler par leur biais la psyché innocente d’une époque, qui vaut largement la psyché moins innocente d’une époque. Avec le pop art que prolonge l’appropriationnisme, on a ces images dans nos petites menottes, on peut se les échanger dans la cours de récréation comme s’il s’agissait de vignettes Panini ou ici de petites gravures qui devaient être là innombrables dans les maisons allemandes au 18ème siècle, 19ème siècle, 20ème siècle, va savoir. Polke, donc, connaît son Schubert sur le bout des doigts.
Ensuite il y a de l’expressionnisme dans ses tableaux : le premier expressionnisme dont on peut repérer les traces dès le romantisme allemand mais aussi le second expressionnisme, celui de Kirchner et de Beckmann, et enfin les troisième, quatrième, cinquième expressionnismes : ceux qui firent florès aux Etats-Unis puis en Allemagne, puis encore aux Etats-Unis et encore en Allemagne. Mille variations nous ont été livrées jusqu’à ce jour. Polke maîtrise ces codes-là aussi, à tel point qu’on pourrait ajouter qu’en sus de son Schubert, il connaît son Chopin.
Et puis, il ne faudrait pas oublier l’art conceptuel puisqu’il y a d’une part une réflexivité constante quant aux données matérielles de la peinture (en témoignent ses fameuses toiles ou le châssis transparaît derrière ce qui s’apparente à une surface de papier enduite d’huile, ou de laque), et d’autre part une sorte de maestria à embrasser silencieusement, implicitement surtout, les grands thèmes de l’actualité d’une époque. La chute du mur, les déplacements de populations, la grandeur et la décadence des dictateurs, les jeux de pouvoirs en tout genre des années 1980, 1990, 2000… Beethoven, donc.
Mais le tableau (polyphonique) serait incomplet si on omettait de parler de Mozart, car la peinture de Polke est aussi toute étreinte de rêve, de féerie, d’amusement, d’émerveillement, de plaisir, voire même d’extase. Et l’on comprend que Venise, cette ville du dix-septième siècle, ce temple des chassés-croisés, s’en délecte. Quand Venise sent qu’on peut poser à nouveau l’interrogation abyssale de la précédence de la poule sur l’œuf, elle s’empare immédiatement de l’occasion. Est-ce Venise qui fait l’art ou l’art qui fait Venise ? Est-ce que Polke était vénitien avant de venir à Venise ou est-ce que le magnétisme intrinsèque de la ville transforme tout plomb qui s’offre à elle en or ? Correspondons-nous aux lieux où nous vivons ou portons-nous avec nous, en nous, d’autres lieux ? Voilà quelques-unes des pâtisseries favorites de Venise. Venise est fort gourmande de ces questions spectrales. Et avec Polke, elle est tombée sur un client, sur un gai et fin joueur, fumant la pipe, et plissant les yeux lors de chacun de ses coups, forcément fumants. Polke a quelque chose de volcanique : réside en ces tableaux luisants une force de versatilité qui loin d’annihiler toute substance ou propos, les rendent réactifs. Ce peut être la réactivité au sens chimique du terme, mais également au sens de la répartie.
Ainsi, les laques, acryliques, huiles, alkydes, éléments rapportés comme des morceaux de bois ou de plastiques ne cessent d’être combinées avec brio, effervescence, surprise, suspense dans ses différentes oeuvres. L’image-Polke est une image dynamitée par une tache qui grandit là au milieu, un ectoplasme, une nébuleuse, une galaxie en pleine éclosion. C’est une image explosive, kaléidoscopique, astronomique : tout ce que les jeunes peintres tentent de faire aujourd’hui pour tenir tête à l’histoire comme à Internet et à l’océan, à leurs tourbillons respectifs de composants. D’un tableau à l’autre, Polke monte dans les gammes, redescend d’un ton pour grimper de plus belle. Polke est une fois Atlantique, une fois Pacifique, une fois Océan indien, une fois Mer du Nord. Polke joue avec son spectateur, il l’effraie. L’artiste plonge sa tête dans les eaux polluées de la lagune : il en ressort avec la tête d’un triton, il en émerge avec un seau sur la tête, ensuite espiègle il bondit déguisé en pape avant de nous séduire et de nous faire succomber ultimement sous les traits d’une sirène.
Et c’est cela, ce bondissement de dauphin-là, advenant aux flancs des paquebots continuant à traverser scandaleusement le grand canal qui sans nul doute le rend éminemment attachant, passionnant même. Polke, tu manqueras à tous. Heureusement que ta barcasse fantôme sillonne la lagune et s’offre à quiconque entreprend de la chercher, de la chasser au petit matin au large des plages du Lido, au large de la plage d’Alberoni par exemple où entre les déchets, les algues et les bois flottés, on repère chaque matin des traces de tes scintillements nocturnes. Ô Polke, Ô François Pinault, Ô Palazzo Grassi, Ô lagune, Ô Venise, Ô miroir, pour cette exposition, grazie mille.
Louis Annecourt
Sigmar Polke
Palazzo Grassi
17/04-06/11/2016
www.palazzograssi.it