Double 7
Le Skulptur Projekte de Münster est une espèce d’OVNI en matière d’exposition d’art contemporain que les chanceux aperçoivent furtivement une fois tous les dix ans, et ce depuis ni plus ni moins que 1977 : une année de fondation au parfum de science-fiction. Prenez seulement ce double 7 ressemblant aux têtes et cous de deux flamands roses vous toisant avec charme et assurance !
Ce rythme décennal totalement incroyable, battant même la Documenta et son rythme quinquennal sur ses propres terres, constitue le premier pari sur lequel s’est élevé et élevé encore cette chose, cette nébuleuse qui, pour plus d’un artiste y ayant participé, a fait date. Essayez seulement de fidéliser votre public sur une base de 10 ans, en le conviant à venir et revenir dans cette bonne bourgade mi verdoyante, mi angoissante de Münster. Balancez-lui quelques tonnes d’eau sur la tête, mois d’août 2017 pluvieux aidant. Disséminez les œuvres dans les recoins les plus obscurs de la cité et de sa banlieue. Exigez de vos visiteurs des marches impossibles avec des cartes conçues par des graphistes persuadés que de toute façon, on s’aidera d’un téléphone portable dernier cri et non de leur géographie abstraite imprimée sur papier pour s’orienter. Et tâchez de casser la baraque à chaque coup sur le plan du commissariat. Ne vous loupez pas, ou quasiment pas. Constituez un casting de rêve tout autant qu’un casting inattendu, avec sans nul doute un beau budget sollicité auprès de responsables politiques étonnamment réceptifs. Persuadez les plus grands de « venir faire quelque chose à Münster cet été » (j’invente la phrase, je ne sais vraiment pas comment ils s’y prennent pour envoyer ne serait-ce que le premier mail, ou passer le premier coup de fil). Faites-le seulement, comme dirait Nike. Eh bien, ce n’est pas facile à faire, c’est sûr. Un Usain Bolt s’y perdrait. Or, nous y voilà : après trois jours de visite harassants et un taux de visionnage des œuvres d’environ 85% (quelques-unes se trouvant vraiment hors d’atteinte, notamment hélas l’œuvre de Joëlle Tuerlinckx présentée dans une autre ville, Marl, à 55 kilomètres de Münster) il n’y aucun doute à avoir : cette édition est à nouveau réussie.
Il ne faut pas non plus chercher midi à quatorze heures, la raison de ce succès repose en grande partie sur les épaules du génial Kasper König qui a œuvré comme commissaire principal à la destinée de toutes les éditions dont celle-ci, à ceci près qu’il réalise cette ultime occurrence avec l’aide de deux nouvelles venues : Britta Peters et Marianne Wagner (précisons également l’implication initiale de Klaus Bußmann dans la genèse du Skulptur Projekte, en 1976).
Kasper König a été longtemps directeur du Musée Ludwig de Cologne. Encore récemment, il a été l’auteur de la Manifesta ayant eu lieu à Saint-Pétersbourg. Et là-bas comme aujourd’hui à Münster, on décèle dès la sélection des artistes son inimitable marque. L’aspect impressionnant avec König –que l’on peut sans mal ranger dans la catégorie des commissaires/dinosaures, science-fiction toujours, que furent les Harald Szeeman, Pontus Hultén et autre Jan Hoet– est de sentir non seulement sa longue et profonde connaissance de l’art, mais également l’espèce de capacité sensationnelle qu’il a de sentir une sorte de classicisme chez les artistes qu’il invite, ou disons de « devenir classique ». Ce mot est très bizarre, on vous l’accorde, essayons donc de le préciser ou plutôt de le contourner, de s’en débarrasser aussitôt : il s’agirait plutôt d’une confiance mise d’emblée dans le regard qui est posé sur une œuvre, d’une confiance dans la « maturité » de l’oeuvre. La maturité ne voudrait nullement dire qu’il ne s’agirait que de montrer des artistes ayant un certain bagage à leur actif (bien que ce soit régulièrement le cas, dans les faits). Non, là n’est pas le procédé. Il s’agit tout autant d’anticiper, de faire usage d’intuition, que de voir ce qui s’est développé (aussi et surtout quand on a un peu oublié une œuvre) et de le montrer dans toute son évidence, par-delà les voiles des modes, des mises en lumière bien furtives que nous livrent tant et plus le monde de l’art. Ainsi, il n’est pas rare qu’un artiste ait été invité deux fois, voire de nombreuses fois comme ce fut le cas de Michael Asher avec son emblématique caravane. On peut bien sûr arguer qu’il s’agit là d’une approche qui tiendrait de la tour d’ivoire, qui ne saisirait pas, en apparence, à bras le corps, les soucis du monde, ceux du moment, de l’instant que porte la dite mode. Mais ces réfutations ne tiendraient guère la distance. La méthode König est en effet redoutable d’efficacité, car ce que König regarde et ce que beaucoup des commissaires lamentables qu’on nous sert ne savent pas voir, c’est le cœur d’un travail artistique ; le cœur, son battement. On sent qu’il a ses petites mirettes fixées là-dessus : sur l’art, sur cette espèce de lave en fusion qu’il est donné à certains de manipuler avec des mains plus souvent maladroites que miraculeusement adroites, cette force n’appartenant en propre à aucun et ne se laissant guère dompter, ou très difficilement. Ainsi, cela ne fait pas de doute, König cherche l’or du temps pour reprendre la belle épitaphe de Breton. Les visiteurs de ses expositions sont immédiatement imprégnés de cette énergie de départ qui est insufflée dans la mise en branle de l’évènement, ce qui fait que tout le monde, à la suite de König, se concentre sur ce qui en vaut la peine (et non pas qui en vaut la peine, la question de savoir si on apprécie ou non en général le travail de tel ou tel artiste n’étant miraculeusement plus vraiment de mise dans ses expositions, du fait d’une empathie immédiate, communicative). En résulte une atmosphère humaniste, passionnée, puissante. Et nullement étrangère aux enjeux du moment : au contraire, ceux-là arrivent par des portes dérobées, par des canaux de réflexion qui se révèlent plus originaux, plus subtils que les voies à première vue obligées.
Comme il en faut peu, finalement, mais comme c’est néanmoins une montagne dans les faits, dans la structure du monde de l’art, dans la réalisation et la présentation de l’art. Et comme cela le sera sans doute encore pour longtemps, si pas pour toujours, hélas… la montagne… Ou plutôt pour user d’une image moins poétique et plus catégorique : le mur.
De quel projet parler au sein de la corne d’abondance que constitue cette passionnante nouvelle édition du Skulptur Projekte 2017 ? Il y aurait l’embarras du choix. On pourrait parler des alcools immédiats et de ceux qui se distillent plus lentement livrant dans la durée des effets non moins foudroyants, sourds, imprévisibles. Ou plutôt, comme nous sommes dans cet âge de science-fiction, comme nous voyons non pas un mais deux sept, voire même dix-sept sept, comme ce n’est pas un mais deux flamands roses qui nous font face, parlons plus volontiers de stupéfiants, de ceux qu’aurait avalés subrepticement le héros de bande dessinée Valérian, dans un épisode nécessairement censuré.
Dans les drogues immédiates, on compterait probablement l’œuvre merveilleuse d’évidence de l’artiste turque Ayşe Erkmen. Un gué en métal a été installé au ras d’un large canal situé dans le port intérieur de Münster. Ce pont improvisé, permettant de joindre à pied l’autre rive, a en effet été rivé au fond du chenal, puis immergé de façon à ce qu’il y ait environ 30 cm d’eau qui le recouvre. De la sorte invisible, ne serait-ce que du fait de l’eau troublée, c’est un spectacle stupéfiant de voir les visiteurs l’emprunter qui semblent ainsi marcher sur l’eau. L’idée qui en résulte est simple et forte : quand la force de l’ingénierie et de l’industrie (dont l’Allemagne n’est pas avare) est mise au service d’un besoin évident tel celui qui consiste à franchir une frontière naturelle ou artificielle, cela fonctionne et il n’y a rien à craindre. Et du reste, les marcheurs vont dans les deux sens. Ce n’est pas univoque. On va et on vient…
Toujours dans les drogues immédiates, prenons ensuite l’énergique Hito Steyerl, qui avait déjà fait sensation au pavillon allemand de la Biennale de Venise en 2015. Même amphétamine que voici puisque surgit son habituel cocktail de technologie, de cyberpunk, de capitalisme avancé et de recherche universitaire décomplexée. Au détour de l’innocent parc de Münster, on tombe sur le bâtiment futuriste de la Westdeutsche Landesbausparkasse, construit en 1975. Bâtiment tout de métal, de béton et de verre, dont on ne saurait dire si il sort de l’imagination de Franquin ou de Mark Zuckerberg. C’est en tout cas le décor que Steyerl cherchait, puisqu’il s’agit de trouver pour elle une atmosphère plus qu’une cible patentée comme le faisait Hans Haacke autrefois, époque actuelle aidant, toute de brume et d’interdépendance vêtue. Ce bâtiment était là depuis le début, puisqu’il fut édifié deux ans avant l’amorce du Skulptur Projekte, mais il faut attendre cette année 2017 pour qu’il prenne soudain sous le regard d’Hito Steyerl, un relief particulier. Là est aussi la magie de l’exposition dans Münster. Cette ville semble bien banale au premier abord, mais les artistes ne cessent de la retourner comme un gant, d’en faire par surprise le décor idéal de leurs œuvres.
Une fois entré dans le bâtiment de cette entreprise X, vraisemblablement toujours en activité, un préposé vous accueille non sans actionner son ustensile destiné à compter le nombre de visiteurs journaliers, geste un peu incongru qui semble rappeler le processus d’identification ayant cours à l’entrée des grandes entreprises, si pas désormais à l’entrée des lieux publics ; reconnaissance faciale, lecture de l’empreinte digitale ou de l’iris et autres joyeusetés qui nous attendent sans doute encore. Ensuite et aussitôt se déploie dans tout le hall d’entrée de cet immeuble immaculé, une installation faites de vidéos, de sculptures robotiques, mais aussi d’éléments du lieu même : escaliers, chaises, ce hall lui-même, jusqu’au portier... Et puis aussi, et étrangement, une « collection d’entreprise » : des œuvres, essentiellement d’art abstrait, cinétique d’Heinz Mack, Günther Uecker, Otto Piene, etc, comme des compagnies en ont beaucoup achetées et comme elles continuent d’en acquérir, la connexion entre le capitalisme et l’art étant ce qu’elle est devenue aujourd’hui. Ces œuvres sont là dans le hall de l’entreprise et datent « en théorie » des années 1970, 1980, 1990, mais voilà que l’intervention de Steyerl les emmène dans son non lieu et son non temps à elle, à nous, proprement stupéfiant. Où l’on serait à la croisée de Blade Runner et de la délirante ultime séquence du 2001 de Stanley Kubrick. Un panorama en 3D, on le comprend.
Vous sortirez de là déboussolé et vous poursuivrez peut-être avec d’autres petites pilules bleues et roses aux effets instantanés. Un dealer au costume argenté vous recommanderait pour sa part les installations de Cosima Von Bonin (doublé de Tom Burr), de Nicole Eisenman ou encore de Mika Rottenberg.
La désopilante Cosima Von Bonin, déjà formidable en 2007 à l’occasion de la Documenta de Roger M. Buergel, présente ici une hilarante installation constituée d’un immense semi-remorque Volkswagen tout simplement garé devant le musée LWL, qui est le point névralgique du Skulptur Projekte et qui se trouve du reste au centre de la ville. Le camion supporte une caisse de bois de grande taille, mais elle s’avère finalement modeste vu la capacité potentielle de l’engin qui la transporte. A ses côtés, sur l’esplanade, se dresse une fière et pesante sculpture du genre Hans Arp/Henry Moore. La quintessence de l’art moderne de musée, en somme. Et l’imagination ne fait qu’un bond lorsqu’elle déduit que la sculpture vient de la caisse et la caisse de la sculpture. Du reste, dans une galerie s’ouvrant dans l’édifice même du musée, juste à droite du camion et de la sculpture vient une exposition de Tom Burr intitulée « Surplus of myself », habitée des œuvres qui ont fait son succès à lui (et dont son self ne semblerait plus que faire). Une exposition en bonne et due forme donc, quoiqu’un peu vide de sens ; un camion immense garé sur l’esplanade, comme si on était encore en période de montage et que mieux valait ne pas faire encore venir les visiteurs, et ce bronze encombrant mais attendrissant… Voilà le drolatique haïku que nous servent les deux compères qui dépeignent là en des gestes aussi lourdingues que délicats, les différents mécanismes à l’œuvre dans les coulisses d’une exposition, mais aussi sur sa scène même. Jeu de socles, de descentes de socles et de remontées sur le socle, jeu de culottage et de déculottage typiques de l’œuvre de Cosima Von Bonin, et dans une moindre mesure de Tom Burr.
Nicole Eisenman quant à elle est une artiste américaine née en 1965 dont l’œuvre est extraordinairement touchante et forte et qui tend à être mise en valeur au niveau international ces dernières années. En matière de peinture à dominante figurative quoique ne reniant pas un subtil travail abstrait en arrière-plan, il serait difficile de ne pas voir scintiller aujourd’hui son œuvre, au même titre que celle de Jana Euler. Ce qui caractérise ses créations tient d’abord et avant tout en une merveilleuse capacité d’empathie. C’est un travail qui s’arrime sur l’antique enjeu de la « pose » dans son héritage tout à la fois académique et expressionniste. On aurait cru cette direction totalement épuisée mais voilà qu’elle la fait renaître de ses cendres par ce biais de l’empathie. Adolescent affalé devant un jeu vidéo, jeune fille buvant une Budweiser, et autres personnages errants ne sachant que faire de leurs sexualités, de leurs aspirations, personnages éventuellement engoncés dans l’édredon mi moelleux, mi étouffant des existences hautement domestiques et plus ou moins contraintes que nous menons… Voilà par où ça passe chez Nicole Eisenman, voilà comment cela remue.
A Münster, chose inhabituelle pour elle, Nicole Eisenman se livre à l’exercice de la sculpture en plein air. Une sculpture tout simplement figurative autour d’un bassin avec des jeux d’eau et de fumée, et des personnages allongés qui méditent longuement, plongés dans une douce et ironique mélancolie de vivre. Et l’immuable magie de l’identification opère. Comme chez les Simpsons. Ou comme dans un film avec Brad Pitt maintenant que tout comme nous, son mariage est un désastre et qu’on voit enfin en lui un des nôtres.
Mika Rottenberg nous donne quant à elle rendez-vous dans un anonyme magasin chinois désaffecté légèrement en marge du centre. On entre, des produits sont encore vaguement sur les étagères sans qu’on ne sache s’il s’agissait là de la marchandise ici écoulée ou de pièces choisies et/ou produites à dessein par l’artiste. Des objets sont plus douteux que d’autres comme ces immenses bouées en forme d’ananas. Tout de même, ce n’est pas banal une bouée géante en forme d’ananas. Deux pièces plus loin, voilà une salle de projection, un mini cinéma. Et le film a déjà commencé. Il tourne en boucle. C’est un montage quasi muet associant des images tournées en Asie et au Mexique. Et on passe d’un monde à l’autre par de mystérieux passages secrets. Comme quand on prend l’avion, finalement. Et qu’on s’endort, sans se rendre compte qu’on franchit en quelques heures un immense océan.
Il y a un vague sujet, ce serait la courageuse et non moins discrète présence des chinois dans le monde entier, un peuple finalement peu belliqueux, surtout enclin au commerce. Il s’agit de proposer de la nourriture chinoise, ou des produits chinois. Et il en existe des millions que nous utilisons tous. Discrètement. Ces produits, surtout dans les magasins surchargés d’Asie, voire dans leurs plus ou moins pâles copies occidentales, ont quelque chose de spectaculairement visuel. De sorte que le film de Rottenberg devient presque un manifeste en faveur de l’extraordinaire abondance colorée et innocente que véhicule ces produits multiples, des jouets aux ustensiles de cuisine. Le film va à rebours des préjugés et livre un plaidoyer pour la candeur (du plastique) qui, sous ses airs absolument naïfs, a quelque chose de quasi révolutionnaire. Après le petit livre rouge et sa sanglante quatrième de couverture, voici que se présente un petit livre multicolore. Manifeste communiste enfin inoffensif ?
Vient plus tard le temps des alcools/drogues au long cours. Vous avez alors perdu la notion du temps. Vous ne savez plus très bien si vous êtes à Binche, dans une chambre, dans un camping en Allemagne, sous la pluie, dans un avion à destination de Hong-Kong. Mais vous êtes toujours un spectateur du Skulptur Projekte de Münster. Version 2017. Une hôtesse vous l’assure.
Prenons ce bon vieux Gregor Schneider par exemple, une star des années 2000. Un rien en marge aujourd’hui. Mais il a ses crayons bien affûtés, si vous avez la bonne idée de l’inviter aujourd’hui, lui qui a (peut-être) un calendrier moins chargé et plus de capacité de concentration, qui sait ? Les stupéfiants vous font faire les plus folles supputations. Comme par évidence, c’est l’une des œuvres les plus difficile à voir, Gregor Schneider étant un spécialiste du huis clos, du noir, du bloc noir. Il faut faire la file pendant une heure, une heure et demie. Dehors, à flanc du musée LWL. Et il pleut. Et il fait froid en ce maudit mois d’août. Il faut faire la file car seule une personne entre à la fois dans son installation. Quant votre tour vient, le garde de l’entrée vous ouvre une porte et se présente un escalier. On monte. Trois, quatre étages. Nous sommes dans le musée LWL, dans une aile déserte. Serait-ce l’escalier de secours de l’institution? Parvenu tout en haut, un autre garde vous invite à passer une porte. Vous la poussez, et vous voilà dans un étroit hall, avec trois portes fermées (ou était-ce deux portes ?). Un premier choix à faire, déconcertant. Vous partez à gauche, comme pour désamorcer cette inclination bien spontanée à prendre toujours à droite. La droite qui nous semble toujours plus rassurante. Encore que vous n’êtes pas bien rassuré, malgré votre choix. Vous l’êtes de moins en moins. Surtout que vous arrivez dans une pièce dotée d’un rideau duquel survient un jour jaune pâle, et dans laquelle se trouve une télévision qui reflète exactement ce même mur. Vous continuez. Une autre pièce, avec une armoire en contreplaqué, dotée d’un miroir. Il y a quelque chose de domestique dans ces lieux. Mais c’est lugubrement inhabité. Lugubres sont les espaces que les architectes criminels d’aujourd’hui nous imposent tant et plus. Lugubres car conformes aux normes des assurances. Tout aussi lugubres les assurances, pensez-vous. La porte suivante vous conduit dans une salle de bain. Etonnamment grande. Presque trop grande pour une personne. On oscille entre l’habitat individuel et l’habitat collectif. Des bureaux qui auraient été réquisitionnés pour loger des migrants, en transit ? Des locaux laissés volontairement peu meublés pour ne pas laisser l’occasion à quiconque de « s’installer » ? Une nouvelle angoisse vous étreint ici car l’eau de la douche et de l’évier coule… Elle coule, sans raison. Une sorte de gaspillage. Personne vraiment responsable. Est-ce à vous de couper l’eau ? Ou mieux vaut-il ne pas intervenir ? Et qui va payer la facture d’eau ? Vous continuez et franchissez la porte suivante. Nouveau hall, avec des portes dont plusieurs sont condamnées par le signe « alarme » fixé sur la poignée. Faut-il enfreindre le règlement au risque de déclencher une sirène ? D’autres portes sont tout bonnement fermées. Vous prenez celle de gauche, ou de droite, vous ne savez plus. Or, stupeur, vous voilà revenu au point de départ : la salle avec les rideaux jaunes. Comment est-ce possible ? Votre sens de l’orientation vous a-t-il à ce point trompé ? Il vous semblait pourtant avoir un bon sens de l’orientation, comme autrefois chez les scouts… Mais non, c’est bien le cycle qui recommence. Ce vague salon, puis la seconde salle, identique. Le miroir de l’armoire. La salle de bain et l’eau qui coule. Faut-il faire quelque chose pour se sortir du labyrinthe ? Couper l’eau ? Actionner un passage secret ? La gorge vous serre. Et le musée qui va fermer ! Et vous qui êtes là enfermé et dont nul ne se soucie. Dans le hall suivant, vous hésitez encore et vous prenez cette porte-là, cette fois-ci. Est-ce la même ? Vous voilà à nouveau en haut de l’escalier. Mais le garde a changé. Ce n’est plus le même. Vous secouez la tête désemparé et vous redescendez les escaliers, là où attend le prochain visiteur désireux de monter là haut, lui aussi. Vous voilà dehors. Ce n’était qu’un songe passager, non pas le cauchemar psychologique et administratif, pourtant bien réel, que bien de vos contemporains expérimentent plus près de chez vous que vous ne le croyez…
Il y a aussi l’insondable Aram Bartholl qui s’offre comme celui dont on ne saurait trop que penser. Un beau second rôle. Il distille des œuvres en plusieurs points de Münster : un passage souterrain transformé en une sorte d’allée de la mort/mausolée/lieu pour une Rave. Et puis une œuvre très difficile à trouver, et enfin un feu de bois auprès duquel se tient un des étudiants préposés à la tenue quotidienne de l’exposition. L’étudiant brandiit un bâton muni d’un appareil électronique et d’une coupole noircie qu’il fait chauffer sur les flammes du feu. Et l’étudiant propose aux badauds curieux de leur confier leur téléphone de façon à le recharger au moyen de cet outil mi préhistorique, mi technologique. Une œuvre bizarre. Sorte de Beuys revisité qui semble beaucoup plaire au public allemand et qui, de fait, laisse une trace curieuse dans la mémoire. Monde du hacking, du do-it-yourself, de l’après apocalypse…. Un enjeu lié à « l’ancrage » dans la terre, au seuil vers un potentiel autre monde. Une curieuse trace dans la mémoire, vraiment.
Enfin, s’il y avait une œuvre avec laquelle conclure votre trip de courageux et psychédélique visiteur, le projet de Jeremy Deller serait tout désigné. C’est une drogue douce cette fois. 100% artisanale et végétale. Les ingrédients pour la concocter pousseraient comme un rien dans votre jardin. L’artiste anglais signe là un coup assez exceptionnel. Sans nul doute un de ses hauts faits. La chronologie en est la suivante. Deller est invité dès l’édition de 2007 à Münster. L’intuition de Kasper König, là encore. Il découvre lors des ses repérages une vaste zone de jardinets privatifs qui est une des caractéristiques étonnantes du tissu urbain de Münster. Il en existe paraît-il près de cinquante, dans toute la ville, en périphérie. Ce sont des zones très ordonnées à l’allemande, où moyennant, on imagine, un loyer (ou les parcelles sont-elles vendues ?) une portion de terre vous est octroyée. Sur celle-ci, vous pouvez bâtir une cabane de jardin plus ou moins élaborée et vous pouvez faire pousser mille fleurs, fruits et légumes. C’est extraordinaire de voir avec quelle passion et souvent avec quelle fantaisie les parcelles sont fructifiées. Ce qui se révèle aussi frappant dans le cas de Deller et de son intérêt pour ces jardins est de sentir combien « anglaise » est l’atmosphère de ces lieux bien allemands. Et cela vaut pour la plupart des artistes venus à Münster pour élaborer un projet : on cherche toujours un coin de terre qui ressemble à celui où notre créativité s’est cristallisée. Il faut cette résistance. Il faut cette ambiance. Et voilà donc que Deller la trouve dans ces jardins. Nul doute qu’il y entrevoit les jardins ouvriers anglais, une atmosphère de quasi bord de mer (les haies qui protègent du vent, et même les drapeaux qu’on voit flotter au-dessus des jardins anglais comme allemands), une sorte de vague utopie de travail collectif justement orchestré…
Ensuite, il fait connaissance avec ceux qui se cachent littéralement derrière l’entretien de ces jardins. Qui sont-ils finalement ces allemands de Münster ? Eh bien, des gens charmants, des bons vivants. Pendant dix ans, Deller leur rend visite. Dix ans. Et en 2017, quand vient l’heure de la nouvelle édition du Skulptur Projekte, il dévoile le travail réalisé avec eux. Car ce fut un travail collaboratif. Deller a agit en anthropologue ; il s’est approché de ces gens, s’est rendu familier puis il leur a proposé de tenir un almanach, un journal, un carnet de bord relatif à leur présence dans les jardins, au travail effectué, aux divertissements menés. Il a confié à une cinquantaine de personnes ou groupes de personnes de gros albums à la couverture verte et ces gens ont commencé à remplir les albums selon leurs propres fantaisies avec plus ou moins de soin et d’assiduité. Le résultat (une trentaine de volumes) est donné à voir cet été dans une petite casemate très pittoresque au milieu des jardins, et c’est génial. C’est tout d’abord un fabuleux autoportrait qui surgit, régulièrement baroque et haut en couleurs, vous l’imaginez. On oscille entre les photos de barbecue, les coupures de journaux du moment, des photos de plantes et d’animaux prises en diverses circonstances météorologiques exceptionnelles, des plantes séchées, des dessins. Cela pourrait paraître prosaïque : eh bien, pas tellement, c’est plutôt hilarant, intelligent et aussi émouvant, car ces gens se livrent sans crainte. Et puis, ils s’expriment. Ils expriment une créativité assez prodigieuse. Des photos que bien des photographes arty leur envieraient. Des compositions graphiques proprement incroyables. Une véritable démonstration de la part de Deller : rappel du vieil adage voulant que tout le monde soit artiste, pour peu qu’on ose s’y consacrer régulièrement ; interrogation sur l’absence d’inhibition, sur la force que l’on a à faire les choses lorsqu’on les exécute en toute innocence ; exploration de la fascinante frontière séparant (ou pas) l’art contemporain de l’art brut. Et puis des choses bien plus anciennes comme cette aspiration botaniste qui semble avoir toujours secoué les allemands. Songeons aux aquarelles de Dürer…
Dans un registre plus ambigu, il y a cette relation de Deller à ces assistants improvisés. Est-il le patron de cette petite communauté de travailleurs de l’art ? Et à qui appartient l’œuvre ? Qu’en serait-il de sa commercialisation ? Dans le cas de Deller, ce serait presque la figure de l’explorateur anglais d’autrefois qui surgirait. Les navigateurs, explorateurs, bourlingueurs qui échangeaient volontiers de la bibeloterie contre de l’or… Des questions toutes britanniques, assurément, mais dont on mesure aussi l’actualité et la globalité.
Münster, Münster, quelle aventure ! Où serons-nous dans dix ans ? Dans un jardin, dans un abri anti-atomique, dans une salle de bain où l’eau coule, allongé au bord d’un bassin ou quelque part en Chine ? Les deux flamands roses de notre histoire vous font les yeux doux et s’en vont majestueusement.
Louis Annecourt